Huîtres en voie d'extinction


le 23/10/2012

Certains professionnels, regroupés en association sous le nom d’Ostréiculteur traditionnel, sont allés jusqu’à déposer une requête devant le tribunal administratif de Rennes contre l’Ifremer pour «développement de biotechnologies sans en mesurer les conséquences». «Nous souhaitons que leur côté obscur soit mis au jour», lance Benoît Le Joubioux, le président de l’association. Leur bête noire: les huîtres ­issues des écloseries.

Au bout d’une bande de terre baignée par les eaux de la baie de Quiberon, l’entreprise ­Cadoret se dresse fièrement face à la mer ­depuis le milieu du XIXe siècle. Cette longue bâtisse de 40 mètres, dont les murs sont montés à la chaux, semble aujourd’hui abandonnée. C’est en fait veille de fête nationale, et l’activité a cessé plus tôt dans la journée. Mais si la crise ostréicole qui s’est abattue sur la France ne trouve pas rapidement de solution, l’huître bretonne pourrait disparaître.

Quatrième génération d’ostréiculteurs, François Cadoret est réputé pour son savoir. Il connaît l’histoire de l’huître par cœur. L’homme accueille dans un bureau situé au-dessus de l’entreprise avec vue sur la mer. Il a la barbe blanche et bien fournie, la diction lente et posée. «Nous sommes un peu traumatisés. Nous avons vécu tellement de crises! J’ai commencé à travailler en 1951. J’ai assisté à la disparition des huîtres plates à la fin des années 70, et aujourd’hui je suis très pessimiste. Nous avions observé de fortes mortalités depuis longtemps, mais en 2008 cela a été foudroyant. Nous avons perdu entre 50 et 80% de nos juvéniles.» Chaque région ostréicole a connu des crises plus ou moins importantes depuis près d’un siècle mais, cette fois, c’est l’ensemble du territoire qui est touché. Les ostréiculteurs attendent désormais le printemps avec anxiété. Et tous les ans, sans surprise, le phénomène se reproduit: de l’étang de Thau à la Normandie, en passant successivement par le bassin d’Arcachon, Marennes, la Bretagne Sud et Nord, les huîtres meurent. La production française a chuté de plus de 60% en moins de quatre ans.

"ON NOUS DIT QUE C’EST DÛ À LA TEMPÉRATURE DE L’EAU, 16°C ÉTANT LE POINT CRITIQUE. CETTE ANNÉE, ELLES ONT CREVÉ À 13°C"

L’Ifremer met en cause l’herpès virus conjugué à des facteurs environnementaux, notamment une élévation de la température de l’eau. Le réchauffement climatique, ça marche à tous les coups. Il a probablement sa part de responsabilité. De là à provoquer soudainement une crise cyclique presque sans précédent… Fort de ses propres observations, Yvon Madec, ostréiculteur sur la côte nord du Finistère, a une tout autre idée: «On nous dit que c’est une histoire de température de l’eau, 16°C étant le point critique. Cette année, pas de chance, elles ont crevé à 13°C. Vous savez comment on l’appelle par ici Ifremer? Ifrémieux.» Malgré la gravité de la situation, les ostréiculteurs ne perdent pas leur humour et continuent de se battre.

Certains professionnels, regroupés en association sous le nom d’Ostréiculteur traditionnel, sont allés jusqu’à déposer une requête devant le tribunal administratif de Rennes contre l’Ifremer pour «développement de biotechnologies sans en mesurer les conséquences». «Nous souhaitons que leur côté obscur soit mis au jour», lance Benoît Le Joubioux, le président de l’association. Leur bête noire: les huîtres ­issues des écloseries.

A l’origine, l’huître est un produit naturel. Dans la mer, elle pond des larves qui, pour devenir adultes, se fixent sur un support. En période de reproduction, les ostréiculteurs placent des collecteurs (coupelles en plastique, tuiles…) dans l’eau pour les capter. Après six mois, les petits mollusques alors appelés naissains sont mis en poche et élevés sur des tables, dans des parcs marins, jusqu’à l’âge de 3 ans. Mais depuis une dizaine d’années, un tiers des huîtres produites sur le territoire est issu de naissains fabriqués en écloseries. Qu’est-ce donc que ces écloseries qui font si peur à certains professionnels? Rien de plus qu’«une structure à terre où on copie la nature en l’optimisant», affirment les écloseurs. Des cuves de 2 à 10 mètres cubes sont remplies d’eau de mer préalablement filtrée et chauffée, où les spermatozoïdes des huîtres mâles fécondent les ovules des ­femelles. On obtient ainsi des larves qui grandissent six mois en nurserie avant d’être vendues aux ostréiculteurs.

Au début des années 2000, une huître «triploïde» est arrivée sur le marché. Un mot qui fait peur pour qualifier une particularité génétique qui confère au mollusque un atout ­majeur: il est stérile, donc jamais laiteux. 70% des huîtres qui sortent des écloseries sont à présent triploïdes. Les amateurs sont ravis. Fini d’en manger uniquement «les mois en r»; on s’en régale toute l’année. Ou presque. Car le prix a tellement augmenté depuis 2008 que ce coquillage tend à devenir un véritable produit de luxe. 
Joliment appelée «huître des quatre-saisons» pour ne pas effrayer le consommateur, le mollusque triploïde serait-il à l’origine de cette crise affectant la France entière? ­Certains professionnels, comme Yvon Madec, en sont convaincus, d’autres imputent plus largement l’ensemble de la production des écloseries, que les huîtres soient ­triploïdes ou non.

Le président des écloseries françaises et propriétaire d’une des plus importantes, Stéphane Angeri, s’insurge: «Nous faisons notre métier proprement. Les gens qui travaillent pour moi viennent de la filière aquacole, ils sont proches de la nature. Je ne pourrais pas leur laisser faire n’importe quoi. Nos détracteurs verront que la montagne qu’ils font accouchera d’une souris.» L’homme affirme que les huîtres d’écloserie sont plus résistantes. Selon lui, 50% des entreprises auraient disparu sans cette offre.

"IL N'Y A PLUS D'HUÎTRES ET LES PRIX À LA VENTE ONT DOUBLÉ. VOILÀ LE RÉSULTAT DE L'HUÎTRE MIRACLE !"

Yannick Stéphant, ostréiculteur à Saint-Philibert dans le Morbihan, n’est pas de cet avis. A l’entrée d’un immense hangar, il propose quelques coquillages à la vente. La mi-juillet n’est pas une période de grosse activité pour ce professionnel qui refuse catégoriquement les produits des écloseries. A cette époque de l’année, ses huîtres sont donc laiteuses. Les amateurs sont peu nombreux. Entre deux rares clients, l’homme sort de son petit bureau d’immenses dossiers remplis de documents et de photocopies en tout genre, rapports d’expertise, coupures de presse… Tandis que Yannick fouille dans ses classeurs, François Gouzer, un confrère, l’a rejoint: «On a détruit la nature. A l’origine, on nous parlait d’un produit bon marché mis à la disposition de tout le monde. Dix ans plus tard, il n’y a plus d’huîtres et les prix à la vente ont doublé. Voilà le résultat de l’huître miracle!»

Tout à coup, Yannick Stéphant brandit, victorieux, une feuille dont il lit le contenu à haute voix. Il s’agit d’un bon de commande pour l’achat d’une huître plus résistante à certaines maladies et autres agents infectieux. A la suite des fortes mortalités observées depuis quatre ans, Ifremer a mis au point, grâce à des manipulations et des sélections d’individus plus robustes, une nouvelle souche appelée «R». Il faut croire que l’organisme de recherche n’est pas sûr de sa trouvaille car le bon de commande s’accompagne d’une note très spéciale: les ostréiculteurs s’engagent à renoncer à tout recours pour tout dommage direct et indirect lié à une moins bonne résistance aux mortalités estivales de ces produits qui font partie d’un programme de sauvegarde 2010-2011. Evidemment, accompagné d’une telle décharge, le bon de commande, rédigé à la manière d’un Ponce Pilate, n’est guère engageant. Yannick Stéphant et François Gouzer ont refusé de signer.

L’huître résistante, il ne faut pas plus en parler à la famille Cadoret; elle a ramassé 80% de coquillages morts issus de cette souche. Totalement dépitée, Dominique, la fille de François Cadoret, lâche: «Il n’y a plus rien qui tient. On les a toutes essayées, huîtres d’écloserie, huîtres naturelles, tout crève.» Face à cette terrible épidémie, beaucoup de professionnels sont révoltés et, en leur nom, le président du Comité national de la conchyliculture, Goulven Brest. Certes, l’évolution du climat qui entraîne l’augmentation de la température de l’eau bouleverse les biotopes; assurément, la détérioration du milieu marin due à la pollution joue un rôle, mais la domestication de l’huître en écloserie et les nombreuses sélections effectuées ont affaibli le cheptel. «A force de balancer tout et n’importe quoi dans l’eau, on a fragilisé les huîtres diploïdes sauvages.» Les triploïdes, censées être vendues l’été pour remplacer les laiteuses, sont à présent élevées et commercialisées toute l’année. Etant stériles, elles ne mettent pas une partie de leur énergie à se reproduire, et poussent donc plus vite. Elles arrivent sur les tables au bout de deux ans de culture tandis que les autres mettent généralement trois, voire quatre années avant d’être consommables. C’est économiquement plus intéressant pour l’ostréiculteur. Selon Goulven Brest, il faut restaurer une qualité génétique proche de l’huître rustique qu’on trouvait il y a vingt ou trente ans.

POURQUOI MANIPULER LE VIVANT ?

Que penser d’une telle situation? Peut-on manipuler le vivant sans risque? Selon le très éloquent Tristan Renault de l’Ifremer, le problème est ailleurs: «Quatre ans après l’observation des premières surmortalités, il est aujourd’hui acquis que la présence d’agents infectieux, en particulier un variant de l’herpès, est un facteur prépondérant dans l’explication du phénomène.» Ce chercheur manie si bien le verbe et les données scientifiques qu’il est difficile, lorsqu’on n’est pas de la partie, de contrecarrer ses affirmations. Mais voilà qu’une voix s’élève depuis un laboratoire de Caen. La chercheuse en microbiologie Maryline Houssin a découvert sur des échantillons congelés datant de 2004-2005 l’existence de ce variant, censé être apparu en 2008. Que peut-on donc en déduire? «Le virus n’a pas muté au moment où la crise ostréicole s’est abattue sur la France. Aussi ai-je tendance à penser que si le virus n’est pas plus virulent, alors l’huître est-elle peut-être moins résistante? J’oriente mes recherches vers une fragilisation du cheptel.» Voilà une hypothèse qui va en réjouir certains et en indisposer d’autres. C’est précisément dans la perspective d’une telle éventualité que le chef de file d’Ostréiculteur traditionnel, Benoît Le Joubioux, a déposé sa requête contre l’Ifremer afin d’obtenir la sanctuarisation des bassins de captage naturel pour que les huîtres d’écloserie ne soient plus élevées dans ces zones.

Finalement, la question n’est pas: peut-on manipuler le vivant sans risque?, mais plutôt: pourquoi manipuler le vivant? Doit-on absolument manger des huîtres l’été ou, plus exactement, doit-on absolument manger l’été des huîtres qui ressemblent à celles d’hiver? L’ostréiculteur Yvon Madec répond: «Ceux qui n’aiment pas les huîtres laiteuses, eh bien, rendez-vous en septembre.» Franck Jacob, installé dans le Morbihan, affirme que, sans les huîtres triploïdes, il perdrait la moitié de son marché estival. Julien Brizard, près d’Arcachon, acquiesce aussi. Cependant, si l’on se réfère aux chiffres, les Français, plus gros mangeurs d’huîtres fraîches au monde, en consomment 2 kilos par an et par personne, dont la moitié au mois de décembre et moins de 10% pendant les mois de juillet et août.» Tout ça pour ça!
Plus qu’une histoire de goût, c’est une histoire d’éthique, et les enjeux sont bien évidemment économiques. Les ostréi­culteurs veulent vendre plus et toute l’année, les écloseries aussi. L’Ifremer, quant à lui, vend aux écloseries des géniteurs permettant de fabriquer des triploïdes. Tout le monde y trouve son compte, sauf peut-être la nature. 
L’huître est, avec le miel, un des seuls produits comestibles qui est 100% naturel. Il serait dommage à l’avenir de devoir en parler au passé.

Article paru le 23 octobre 2012 dans Paris Match